jeudi 28 janvier 2010

Les décisions absurdes.


En lisant un ouvrage publié en 1985 par Pierre Lemaître (1), un psychologue et formateur en entreprises, j’ai trouvé un passage fort intéressant sur les processus de prises de décision collectives. Un passage qui, allez savoir pourquoi, m’a paru d’actualité.

L’auteur compile les observations faites lors de ses interventions auprès de personnes appartenant à des milieux variés : agences bancaires, sièges de PME ou de grosses entreprises, administrations, écoles de commerce… A chaque fois, il a constitué deux équipes de cinq à six personnes et leur a proposé un «jeu de décisions».

Le jeu est le suivant. On demande à l’équipe n° 1 de choisir entre deux options A et B, et à l’équipe n° 2 de choisir entre deux options X ou Y. Les décisions n’ont pas de contenu : il faut juste jouer A ou B pour l’une, X ou Y pour l’autre. Chaque équipe reçoit, avant de décider, un tableau qui attribue des points à chacune des options. La caractéristique du tableau, c’est que le résultat final dépendra du croisement des décisions prises par les deux équipes. Par exemple, si le résultat final est (A,X) chaque équipe aura 2 points et s’il est (B,Y) chaque équipe aura –2 points. Si c’est (A,Y), l’équipe n° 1 aura + 3 points et la n° 2 aura –3 points ; si c’est (B,X) ce sera l’inverse. Les points sont distribués de telle façon qu’une suite de décisions prises au hasard amène un gain nul. Enfin, les tableaux sont «transparents» : chacune des équipes sait ce que l’autre peut gagner ou perdre à jouer l’une ou l’autre option.

Chaque équipe se concerte puis, à la fin du temps de réflexion imparti (3 à 4 minutes), annonce sa décision. Le score est alors noté sur un paper-board, puis l’animateur remet aux équipes un nouveau tableau pour une seconde décision et le processus recommence. Chaque équipe prend ainsi douze à quinze «décisions», après quoi le jeu s’arrête.

Les lecteurs qui connaissent la théorie des jeux auront reconnu le célèbre «dilemme des prisonniers», où l’optimum est atteint par collaboration tandis que l’opposition génère des pertes chez chacun des joueurs. Notons que les négociations ne sont pas interdites, mais laissées par l’animateur à la libre initiative des joueurs. Une négociation se mène à part des groupes entre deux personnes mandatée chacune par son équipe

L’auteur rend compte d’observations portant sur 33 sessions, soit 33 groupes représentant 66 équipes. Les résultats observés sont les suivants :

- deux tiers des groupes (22 sur 33) ont obtenu un résultat collectif inférieur à celui qui aurait été obtenu en prenant les décisions au hasard ;

- deux tiers des équipes (44 sur 66) ont obtenu un résultat individuel inférieur à celui qu’aurait donné le hasard ;

- seules 5 équipes sur 66 ont obtenu un résultat supérieur à celui qu’aurait donné une stratégie de coopération menée de façon systématique ;

- la décision (B,Y), celle qui fait perdre les deux camps, est la plus souvent prise puisqu’elle représente 45% du total des choix contre 17% pour (A,X) qui fait gagner les deux et respectivement 18 et 20% pour (A,Y) et (B,X).

Pierre Lemaître note que l’attitude spontanément adoptée par les équipes est le plus souvent celle de la compétition, de sorte que les résultats collectifs sont négligés au profit des espoirs de gain individuel. «Les participants, écrit-il, ont beaucoup de difficultés à concevoir une situation à somme non nulle, où tout ce qui est gagné par les uns n’est pas nécessairement perdu par les autres. Ils se représentent les objectifs divergents des deux équipes sur un continuum linéaire, où toute différence est antagoniste et où les concessions ne peuvent être que des abandons, signes d’infériorité. Ils ne sauraient admettre que céder sur un terrain puisse permettre d’être victorieux sur un autre, sans se faire avoir.» Il note également que si une équipe est divisée, la tendance à faire de l’autre équipe un ennemi est encore plus forte, car cela permet de reconstituer la cohésion interne (phénomène du bouc émissaire).

Cet état d’esprit, observe M. Lemaître, génère un certain nombre de comportements préjudiciables à une bonne appréhension de la situation : opinion négative de l’autre équipe, méfiance, réactions affectives plutôt que rationnelles, position défensive qui amène, en cours de jeu, à adopter une attitude rigide et conservatrice, perte de vue de la finalité du jeu. Il souligne également que, lorsqu’une équipe décide de jouer la coopération, c’est généralement parce qu’elle réalise que les deux sont parties dans une escalade catastrophique. Il est très rare de voir deux équipes s’engager dès le début du jeu dans un processus coopératif, qui serait pourtant le plus payant.

Les négociations n’interviennent pas forcément : 8 sessions sur 33 n’en ont vu aucune. Lorsqu’elles ont lieu, c’est en général après la septième décision. M. Lemaître constate que l’influence de cette négociation est immédiate : (A,X) est davantage joué que (B,Y). Mais elle n’est pas durable. En effet, au retour de leur mandataire, les équipes envisagent assez facilement de ne pas respecter l’accord passé. De plus, la négociation est souvent menée de façon brouillonne ou menaçante, sans définition préalable de l’objectif visé par chacune des équipes.

Au final, Pierre Lemaître tire de ses observations quelques règles de conduite :

- tenir compte des phénomènes de groupe lors d’une prise de décision collective (développer la cohésion de l’équipe, élucider les points de divergence, définir les buts à atteindre) et éviter dans la mesure du possible de trancher de façon réactionnelle ;

- se référer aux objectifs avant de faire un choix ;

- tenter de prévoir les conséquences à moyen terme des choix effectués ;

- essayer de négocier avec ceux dont les décisions ou la conduite peuvent avoir un impact sur les résultats de vos propres choix ;

- ne pas maintenir une conduite qui mène à l’impasse ;

- accepter dans certains cas de perdre momentanément pour regagner davantage ensuite.

Bien sûr, il s’agit là d’un jeu de rôle en entreprise, sans aucun rapport avec ce qui se passe dans la vraie vie. Mais bon, j’ai quand même l’impression qu’une formation de ce type ne serait pas malvenue dans les états-majors de certains partis politiques.


Christian Romain


1 : Des méthodes efficaces pour trouver des solutions – Pierre LEMAITRE – Chotard Editeur – Paris, 1985.


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5 commentaires:

FrédéricLN a dit…

Je suis TOUT A FAIT d'accord avec cet article et sa conclusion.

Compléments, peut-être :

1) Les stratégies possibles dans ce type de jeu sont multiples. De mémoire "Pour la science" a sorti en 2005 ou début 2006 une compilation des résultats de centaines de stratégies. En gros, ce qui marche le mieux serait : coopérer a priori + sanctionner à la première infraction + accepter de reprendre la coopération (mais taper de plus en plus fort à chaque nouvelle infraction).

2) L'application à la vie réelle en univers ouvert est immédiate. L'application à la politique est hélas plus difficile car la politique EST un jeu à somme nulle, et non gagnant-gagnant. Tout la coopération du monde n'augmentera pas d'un euro les indemnités globales des députés ni le nombre de sièges. On est purement dans un jeu de répartition.

Au sein de ce jeu fermé, un parti peut avoir deux points de vue prospectifs :

* soit considérer que sa part du marché sera en moyenne stable, éventuellement volatile, mais dépendra très peu de son propre comportement (c'est le hasard des événements). Son propre nombre de sièges ne sera donc pas accru par un comportement coopératif entre acteurs du parti. La coopération est structurellement impossible. Seule une centralisation du pouvoir d'investitures peut établir l'ordre (Sarkozy, Mitterrand…).

* soit considérer qu'il peut augmenter fortement sa part de marché en cas de coopération interne réussie : la coopération devient gagnant-gagnant. Tout le monde peut s'y retrouver. C'est semble-t-il la perspective dans laquelle se place la conclusion du billet. Mais attention, pour que ça marche, il y a 2 conditions :

i) que la croissance potentielle soit vraiment très élevée (disons un triplement au minimum) pour que tout le monde soit certain de trouver sa place,

ii) que cette conviction soit partagée par la quasi-totalité des acteurs du parti : il suffit que quelques-uns refusent de prendre le risque de la coopération, pour que ça s'effondre (Cf. quelques cas récents picto-charentais ou d'ailleurs).

Démocratie nanterrienne a dit…

@ Frédéric LN

La stratégie gagnante est en effet celle que vous évoquez. Mais c'est pour une situation où il n'y a pas de négociation "directe" et où les actions des uns et des autres deviennent le seul moyen de communiquer (voir le film "Treize jours" de Roger Donaldson sur la crise de Cuba, qui illustre joliment cet aspect des choses).

La politique est en effet un jeu à somme nulle si l'on considère l'intégralité des acteurs (y compris les abstentionnistes). Mais il ne l'est pas si on considère que la coopération de deux partis peut déboucher sur un grignotage (ou une forte augmentation) au détriment des autres partis. Il arrive que des sondages donnent 3% de voix pour A, 4% pour B et 9 à 10% dans l'hypothèse d'une liste commune A+B.

L'exemple de décision absurde le plus frappant pour illustrer cet article reste à mon avis la municipale parisienne de 2001 où l'opposition entre les deux listes de Tibéri et de Séguin ouvrit un véritable boulevard à Delanoë, faute de coopération entre ces deux listes de droite.

Merci de votre visite.


Ch. Romain

Francois a dit…

Bonjour,
J'ai participé à un jeu de ce type.
Nous avions très peu de temps pour comprendre le fonctionnement.
Lors des premiers coups, nous avons joué perso et donc pris des points alors que l'autre équipe en perdait. Jusqu'à ce qu'ils comprennent qu'on ne changerait pas et nous avons tous les deux perdus pendant quelques tours.
Puis l'animateur a proposé une négociation. J'ai négocié avec un membre de l'autre équipe et nous avons gagné ensemble pendant plusieurs tours.
A quelques tours de la fin, l'autre équipe a demandé une nouvelle négociation (notre total de point était plus élevé étant donné le début du jeu).
Pour changer, l'équipe a désigné une nouvelle négociatrice. Au retour, la négociatrice nous a annoncé que l'autre équipe ne voulait plus coopérer.
Les derniers tours étaient tous semblables et nous avons tous terminé négatif.

J'en retiens 3 leçons :
--> Ne jamais changer des négociateurs quand ca fonctionne
--> La compétition est un ressort de groupe capital
--> Ne jamais laisser négocier une femme (non la je blague bien sur :-) )

chevaliervert a dit…

C'est ce que Cohn Bendit a bien compris en "vendant" aux Verts, l'idée "Europe Ecologie" !
mais comme le démontre très bien François, il reste encore à ne pas changer de négociateurs en cours de jeu.
Ceci étant, allez voir sur le site l'intelligence du programme pour les régionales et vous constaterez que 1 + 1 + 1 est largement supérieur à 3
http://ile-de-france.regions-europe-ecologie.fr/5-la-campagne/1178-presentation-du-programme-europe-ecologie-ile-de-france/d45fcde7c0

FrédéricLN a dit…

Et qu'est-ce qu'on trouve dans ce programme vert chevaleresque ?.... Un "grand emprunt" mutualisé interrégional de 2 milliards d'euros ! Quand on parle de décisions absurdes ... ou d'irresponsabilité UMPS ... il va falloir élargir le signe : irresponsabilité UMPSEE.

Hélas la "coopération" entre acteurs politiques peut aussi être une coopération pour maximiser LEURS profits à court terme aux dépens de ... nous.