«Quand tu mets un Français en Italie, en Espagne ou en Allemagne, après huit ou dix ans, ça fait un Français en Italie, en Espagne ou en Allemagne, Gros. Mais si tu mets un Italien, un Espagnol ou un Allemand en France, au bout de quelques années, qu’est-ce que tu obtiens ?
- Ben, la même chose, non ?
- Eh non, Gros. Tu obtiens un Français ! C’est incompréhensible, mais c’est comme ça. C’est ça, la France.»
Je ne garantis pas l’exactitude de la citation : je n’ai pas le livre sous la main et voilà presque quarante ans que je ne l’ai pas lu. Mais j’en garantis l’esprit. Ce passage que je n’ai pas forcément compris à l’époque, il faut qu’il m’ait bien marqué puisque c’est lui qui, quarante années plus tard, a surgi de ma mémoire lorsque j’ai entendu parler d’un débat sur «l’identité française». Un passage qui me paraît, curieusement, d’une vérité aussi caricaturale que profonde.
Qu’est-ce donc que cette identité française qui s’obtiendrait, pour ainsi dire, en respirant l’air du pays ? Suffit-il vraiment de vivre en France pour devenir Français ? Et si oui, à la suite de quelle alchimie unique ?
A ce point de la réflexion, une autre citation me revient en mémoire. Un alexandrin de Benjamin Franklin. «Tout homme a deux patries, la sienne et puis la France.» Et tout de suite après encore, une autre. Une phrase prononcée par un intellectuel juif de la fin du XIXème siècle, peut-être Theodor Herzl, lorsqu’il apprit l’ampleur des oppositions et des affrontements qui déchiraient la France au moment de l’affaire Dreyfus : «Une nation capable de se diviser en deux et qui est prête à la guerre civile pour réhabiliter un officier juif, c’est une nation où il faut se dépêcher de nous rendre».
Qu’est-ce donc que cette France qui appartiendrait comme de droit à tout homme, et qui est capable de se déchirer presqu’à mort pour une certaine idée de la Justice ?
Incompréhensible, peut-être pas. Mais étrange. Et pourtant, je suis d’accord avec tout ça. Profondément, viscéralement d’accord.
Je me souviens alors que la France, tout au long de son histoire, s’est trouvée comme investie d’une mission particulière. La France porteuse en 1789 de ces Droits de l’Homme au nom desquels elle a ensanglanté l’Europe. La France, plus calmement, instaurant le système métrique. La France défendant la liberté, la tolérance et l’instruction publique par les voix de Montesquieu, de Voltaire, de Diderot ou de Victor Hugo. Et déjà, du temps des cathédrales, la France «fille aînée de l’Eglise».
Je me souviens aussi que c’est à Paris, au début du XXème siècle, que Picasso l’espagnol, Foujita le japonais, Braque le français, Chagall le russe, Mondrian le hollandais, Calder l’américain et tant d’autres ont pu se rencontrer et, par leurs échanges et leur camaraderie, donner naissance à une vision nouvelle du monde. Je me souviens de Lénine, de Trotski, d’Hô Chi Minh et de tant d’autres réfugiés politiques accueillis sur notre sol. Et puis, je me souviens de La Guerre des boutons.
Qu’est-ce donc que cette France capable de s’ouvrir au monde entier et, dans le même temps, de développer l’esprit de clocher à un point presque ridicule ?
Paradoxe.
Les mots «esprit de clocher» me font alors penser à «village». Et de là, je pense à Astérix. Le plus phénoménal succès d’édition de toute la BD mondiale. 350 millions d’albums vendus dans près de 130 langues. A propos d’un petit village gaulois, de «nos ancêtres les Gaulois». Un petit village peuplé de personnages querelleurs, bougons, râleurs, mais toujours prêts à s’unir quand les circonstances l’exigent. Un village si exemplairement français ; qui fut inventé par un fils d’immigrés italiens et par un petit juif né à Buenos-Aires, tout juste revenu de chercher fortune aux USA… Comment un sujet aussi spécifiquement local a-t-il pu conquérir le monde ? Finalement, c’est Astérix qui me donne la clé de cet apparent paradoxe. La France réussit à être universelle en parlant d’elle et de ses clochers.
L’identité française, c’est peut-être d’abord cette certitude inconsciente que les hommes sont partout les mêmes, et que c’est en parlant bien de son clocher que l’on parlera le mieux du monde. Ce n’est pas un hasard si, en en 1981, François Mitterrand gagna la présidentielle avec une affiche montrant un village et son clocher. Ce socialisme de clocher était aussi, était en même temps, un socialisme universaliste.
Certitude que les hommes sont partout les mêmes. Qu’au delà des cultures, des couleurs de peaux, des langues et des apparences, tous les hommes partagent, au fond d’eux-mêmes, des émotions, des craintes, des espoirs et des joies semblables. Qu’ils sont tous semblables, et que tous se valent. Ce qui suppose un devoir d’entraide. Egalité, Fraternité.
De là, parfois, cette rage d’égalitarisme brocardé par Pierre Daninos : «L’anglais qui voit un homme passer au volant d’une Rolls rêve au jour où il pourra se payer la même. Le Français rêve du jour où il pourra obliger le conducteur à descendre pour aller à pied, comme tout le monde». Rage d’égalitarisme, sans doute, qui est l’un de nos pires travers. Mais rage qui trouve sa source dans un sentiment profond de l’égalité des hommes, de l’unicité de la condition humaine.
L’identité française : une certaine façon d’atteindre à l’universel en s’appuyant sur le particulier. D’être d’autant plus universel que l’on parle davantage du particulier. Comme le fit Molière, le plus français peut-être de nos auteurs classiques.
De là, je crois, se déduit tout le reste. Droit du sol ? Evidemment. Si l’autre est là qui me vaut, je le respecte et je l’accueille. Droits des femmes ? Evidemment. La femme est un homme comme les autres, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. Universalisme ? Forcément. De là, aussi, la capacité des Français à se révolter devant une injustice qui, comme dans l’affaire Jean Sarkozy, attente à l’égalité citoyenne, et en même temps à ne pas trop en tenir rigueur à Nicolas Sarkozy parce que, au fond, c’est humain de vouloir donner un coup de pouce à son fils. Intransigeance sur les principes, et indulgence dans leur application.
De là aussi, bien sûr, cette dimension «messianique» de la France. Les Français sont persuadés, viscéralement, que ce qui est bon pour la France vaut pour la Terre entière. Non pas parce que les Français seraient les meilleurs et que ce qui leur va sera toujours assez bon pour les autres. Mais parce que les Français se pensent représentatifs des autres, de tous les autres, et que donc une expérience réussie chez eux doit valoir pour tous les hommes. Quand un Français a découvert quelque chose, il veut en faire profiter le monde. D’où peut-être notre tradition littéraire et scientifique. D’où cette vision naïve et généreuse d’une France apportant ses lumières à l’Humanité.
Mais le franchouillard, alors ? Le chauvin, le beauf à front de taureau ? Le raciste borné ? Le Dupont-Lajoie ? Ne sont-ils pas Français eux aussi ? Et le colonialisme ? Et l’esclavage ?
Sans doute. La France fut colonialiste, la France fut esclavagiste. Mais observez comment. Voyez comment le colonialisme français s’est drapé, et combien sincèrement, dans la tradition civilisatrice française. Relisez Jules Ferry, Lyautey ou Savorgnan de Brazza. Voyez comment la France esclavagiste fut la première à s’émouvoir de l’esclavagisme — et à l’abolir. Voyez le Voltaire de Candide, voyez Hugo plaidant pour John Brown, voyez Victor Schoelcher. Et souvenez-vous qu’aujourd’hui, dans le monde, il n’y a guère que l’occident qui interdise l’esclavage.
Quant au franchouillard raciste, il existe évidemment aussi. Il représente, en somme, le côté sombre, excessif, de l’attachement au particularisme. Le sommet en fut atteint, peut-être, avec le régime de Vichy et le décret excluant les Juifs de l’administration et leur imposant le port de l’étoile jaune. Il y avait là une rupture complète avec la tradition universaliste française, un repliement craintif et mesquin ; quelque chose à la fois de logiquement français et de profondément étranger à l’esprit français. D’où le regard ambigu que nous lui portons encore aujourd’hui, entre rejet complet et dénonciation d’une «idéologie française».
Ce sentiment égalitaire, cet universalisme, se manifestent quotidiennement en France. Sans même que nous le percevions, tant cela nous paraît naturel. Il sont présents dans notre enseignement, dans le traitement que notre administration réserve à ses usagers, dans la suppression de la première classe du métro, dans le «A la queue, comme tout le monde» de la file d’attente, dans la CMU, dans la fraternité provisoire et spontanée des comptoirs de bistrot, dans notre attachement à la démocratie, dans notre amour de la discussion à perte de vue, dans notre méfiance spontanée à l’égard des trop riches ou des trop puissants… C’est pourquoi il suffit de vivre assez longtemps en France pour devenir Français. Parce que notre pays, notre mode de vie, font bientôt ressortir chez tout homme le sentiment d’être comme tous les hommes. Et que c’est d’abord cela, être Français.
Mais d’où vient que la France, aujourd’hui, bute sur des difficultés d’intégration ? Pourquoi cette nation qui s’est construite en enseignant «Nos ancêtres les Gaulois…» à des Lorrains, des Niçois ou des Guadeloupéens peine-t-elle à intégrer les descendants de ses derniers immigrés ?
Eh bien, justement, parce que ces descendants d’immigrés ont bien assimilé leur identité française. Contrairement à ce que l’on peut croire, ces «immigrés de seconde ou troisième génération», ces «Français issus de l’immigration» n’ont pas rejeté l’identité française. Au contraire, comme l’affirmait San-Antonio, ils sont devenus Français. C’est-à-dire qu’ils ont assimilé ces notions d’égalité et de fraternité républicaines. Le malheur, c’est que les faits sont venus démentir ce qu’ils avaient accepté de croire. Crise économique, urbanisme malheureux et repliement frileux se sont conjugués pour maintenir trop d’entre eux aux marges de la société. D’où un sentiment profond d’injustice et, logiquement, la recherche angoissée ou hargneuse d’une autre identité.
La vraie question, finalement, n’est pas de redéfinir une «identité française», mais de mettre en accord notre système social et ce que nous pouvons trouver en nous de plus profondément français : la certitude irréfléchie que chaque être humain est «tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui». Et que cela nous crée des devoirs.
Ch. Romain
1 commentaire:
je me souviens d'un argumentaire construit par une assistante sociale pour défendre le droit d'une famille "issue de... " (comme on dit encore aujourd'hui ... et encore combien de siècles encore ?): - cette famille est parfaitement intégrée. A chaque anniversaire, la maman emmène ses enfants et les copains de ses enfants fêter l'évênement chez Mac Do'.
Enregistrer un commentaire